23
— Mona, réveille-toi !
Elle entendit le marécage avant de le voir. Le coassement des grenouilles-taureaux, le chant des oiseaux de nuit et le clapotis de l’eau tout autour d’elle. La voiture s’était arrêtée, elles devaient être arrivées.
Son rêve avait été des plus étranges. Elle devait passer un examen, et celle qui le réussirait devait diriger le monde. Il fallait donc qu’elle réponde à toutes les questions choisies dans des domaines aussi variés que les sciences, les mathématiques, l’histoire, l’informatique – son point fort –, les actions et les obligations, le sens de la vie. Cette dernière matière avait été la plus difficile parce qu’elle se sentait tellement vivante qu’elle avait du mal à expliquer pourquoi. On sait simplement que la vie est magnifique. Avait-elle obtenu le score parfait de cent pour cent ? Allait-elle diriger le monde ?
— Réveille-toi, Mona ! murmura Mary Jane.
Elle ne pouvait pas voir que Mona avait les yeux ouverts et qu’elle regardait par la vitre, vers les marais, les arbres effilés, penchés et maladifs, envahis de mousse. La lune éclairait les eaux presque entièrement couvertes de lentilles d’eau et les racines émergentes des cyprès se dressaient comme de dangereuses flèches tout autour des épais troncs d’arbres. Des myriades d’insectes volaient dans la nuit. C’étaient peut-être des blattes. Autant ne pas y penser.
Son dos lui faisait mal. Elle se sentait lourde, tout endolorie et avait envie de lait. Elles s’étaient arrêtées deux fois déjà pour en acheter, et elle en avait encore besoin. Elles avaient rempli la glacière de litres de lait.
— Allez, mon ange, sors de la voilure et attends-moi ici. J’irai cacher la voiture pour que personne ne la trouve.
— Et comment comptes-tu cacher un truc aussi énorme ?
Mary Jane ouvrit la portière et l’aida à descendre. Soudain, elle fit un pas en arrière, la regarda et eut un air horrifié qu’elle tenta de dissimuler. La lumière intérieure de la voiture éclairait son visage.
— Mon Dieu, Mona ! Et si tu mourais ?
Mona planta fermement ses pieds sur le sol tapissé d’une épaisse couche de coquillages blancs et attrapa le poignet de sa cousine.
— Arrête de dire ça, Mary Jane.
Elle voulut soulever le sac de courses mais elle était incapable de se pencher.
Mary Jane venait d’allumer la lanterne. Lorsqu’elle se retourna, la lumière qui éclaira ses yeux lui donna un air fantomatique. Mona distingua la cabane délabrée derrière elle, le ponton branlant et les guirlandes de mousse tombant nonchalamment des branches d’arbres apparemment mortes au-dessus d’elle.
Des insectes volaient dans tous les sens.
— Mona, on voit tes os à travers la peau de ton visage, dit Mary Jane. Je te jure que je vois tes dents à travers tes lèvres.
— Arrête ! Tu es dingue ! C’est la lumière. Toi aussi, tu as l’air d’un revenant.
Elle se sentait horriblement mal. Son corps entier était douloureux, même ses pieds.
— Si tu voyais la couleur de ta peau ! On dirait que tu sors d’un bain de lait de chaux.
— Je vais très bien. Mais je n’arrive pas à soulever ce truc.
— Je m’en occupe. Toi, tu te reposes contre cet arbre. Tu te rappelles ? Je t’en ai parlé. C’est le plus vieux qu’il y ait par ici. Et là, tu vois ? Il y avait le petit étang. On y faisait de la barque avec toute la famille. Tiens, prends la lanterne. La poignée n’est pas chaude.
— Ça me parait dangereux. Dans les westerns, il y a toujours une lanterne comme celle-là dans la grange où les méchants ont coincé le héros. Chaque fois, elle tombe et met le feu à la paille. J’ai horreur de ça.
— Personne fera ça ici, cria Mary Jane par-dessus son épaule en posant les sacs l’un après l’autre sur le sol de coquillages. De toute façon, y a pas de paille et, si y en avait, elle serait complètement détrempée.
Les phares de la voiture éclairaient loin, jusqu’aux épais rideaux de troncs d’arbres, les uns minces, les autres très gros. Bien que stagnante, l’eau puante émettait un clapotis.
— Cet endroit est complètement sauvage, murmura Mona.
Mais elle aimait la fraîcheur et la douceur de l’air.
Mary Jane laissa tomber la lourde glacière.
— Maintenant, pousse-toi sur le côté. Quand je ferai demi-tour avec la voiture, suis bien la direction des phares et tu découvriras Fontevrault.
Elle claqua la portière et fit crisser les pneus. Le gros véhicule vira sur la droite et le pinceau lumineux des phares passa sur les arbres grêles puis, soudain, sur la maison, énorme et dangereusement penchée. La voiture acheva son demi-tour et plongea Mona dans le noir. Mais la vue de la maison restait imprimée sur sa rétine : une espèce de monstre tout noir qui ne demandait qu’à se renverser.
Elle faillit crier. Entrer dans une maison aussi penchée et délabrée que celle-là était suicidaire ! Tandis que la voiture s’éloignait dans un nuage blanc, Mona vit au milieu du porche, à travers l’imposte, une lumière dans la maison. Et, lorsque le bruit du moteur eut cessé, elle crut même entendre le son d’une radio.
La lanterne n’éclairait pas mal mais, tout autour, il faisait noir comme dans un four.
Mary Jane n’a pas dû se rendre compte que la maison s’était renversée pendant son absence ! Il faut absolument sortir Granny de là, à supposer qu’elle ne soit pas encore tombée à la flotte. Et quelle flotte, quelle vase ! L’odeur était très forte et… Oh, le ciel avait cette couleur rose propre aux nuits de Louisiane ! Chaque arbre étendait ses branches malingres pour rejoindre celles du voisin et, partout, de la mousse presque translucide. Les cimes des arbres étaient couvertes de toiles argentées. Araignées ou vers à soie ?
— Je comprends le charme de cette maison, dit-elle. Si seulement elle ne menaçait pas de basculer !
Maman.
Je suis là, Morrigan.
Elle entendit un bruit derrière elle, sur la route. Mary Jane revenait en courant, seule dans le noir. La moindre des choses était de se retourner pour l’éclairer. La douleur dans son dos était insupportable et l’empêchait de soulever la lanterne.
Est-ce que cette théorie de l’évolution tient compte de toutes les espèces existant à l’époque sur la planète ? Je veux dire, il n’y a pas une autre théorie ? Sur le développement spontané, par exemple.
Elle secoua ses membres pour sortir de sa torpeur. De toute façon, elle ne connaissait pas la réponse. A vrai dire, l’évolution ne lui avait jamais paru logique. La science a atteint un stade où, une fois encore, différentes sortes de croyances, autrefois condamnées comme étant métaphysiques, sont désormais tout à fait possibles.
Mary Jane sortit de l’obscurité en courant comme une petite fille, ses chaussures à la main. En arrivant près de Mona, elle s’arrêta et se plia en deux pour reprendre son souffle. Elle la regarda.
— Mon Dieu, Mona ! Il faut que je t’amène tout de suite dans la maison.
— Ta culotte est complètement déchirée.
— Tant mieux. Je la déteste.
Elle ramassa la glacière et se mit à courir sur le ponton.
— Viens, Mona, dépêche-toi si tu veux pas mourir dans mes bras juste ici.
— Arrête tes conneries ! Le bébé peut t’entendre.
Mona entendit un bruit sourd. Mary Jane venait de lancer la glacière dans le bateau. Donc, il y avait bien un bateau. Mona essaya de se dépêcher sur les planches de bois à moitié pourries, mais chaque pas la faisait souffrir atrocement. Soudain, elle comprit ce qu’était cette douleur semblable à un fouet s’enroulant autour de sa taille. Elle se mordit les lèvres pour ne pas crier.
Mary Jane retournait en courant vers le bateau avec sa deuxième charge.
— J’aimerais t’aider, dit Mona.
Elle marcha lentement jusqu’au bord du ponton, contente d’avoir des chaussures plates, et aperçut la large pirogue peu profonde. Mary Jane y jetait le dernier sac et, en vrac, les coussins et les couvertures.
— Passe-moi la lanterne et attends que je revienne t’aider.
— Mary Jane, euh… j’ai peur de l’eau. Je me sens très gauche et je ne suis pas sûre de pouvoir monter sur le bateau.
La douleur la traversa de nouveau. Maman, je t’aime. J’ai peur.
— N’aie pas peur et tais-toi, dit Mona.
— Qu’est-ce que tu dis ? demanda Mary Jane.
Elle sauta dans la grande pirogue métallique, attrapa une longue perche accrochée quelque part sur le côté et se mit à pousser dessus pour faire reculer l’embarcation. La lanterne était posée à l’avant, sur un petit banc ou quelque chose prévu à cet effet.
— Viens, mon cœur. Tu montes juste dedans. Voilà, pose tes deux pieds.
— Mais on va se noyer !
— Mais non ! Y a même pas un mètre quatre-vingts de profondeur. On va se salir mais pas se noyer.
— Je peux très bien me noyer dans un mètre quatre-vingts d’eau, tu sais. Et la maison, regarde-la !
— Qu’est-ce qu’elle a ?
Dieu merci, le monde cessait de tanguer dans tous les sens. Mary Jane lui lâcha la main et empoigna la perche des deux mains. La pirogue commença à s’éloigner du ponton.
— Mais regarde-la, Mary Jane !
— Calme-toi, on a juste quinze mètres à faire. Reste bien tranquille. Cette pirogue est très stable, rien ne peut la faire chavirer.
— La maison ! Je te parle de la maison ! Elle penche d’un côté.
— Ma chérie, elle est comme ça depuis cinquante ans.
— J’étais sûre que tu dirais ça. Et si elle sombrait dans l’eau ? Ça me fiche la trouille une baraque aussi énorme penchée à ce point !
Autre douleur fulgurante.
— Arrête de la regarder, c’est tout ! Tu sais, j’ai mesuré moi-même son inclinaison avec un compas et un morceau de verre. Elle fait même pas cinq degrés. C’est juste une illusion d’optique, à cause des colonnes qui devraient être à la verticale.
Elle souleva la perche et l’embarcation à fond plat glissa vers l’avant, entraînée par son propre élan. La nuit se refermait sur elles, et les arbres, eux aussi penchés, semblaient près de tomber dans l’eau.
Mary Jane continuait de plonger la perche dans l’eau et de faire avancer l’embarcation.
— C’est la porte d’entrée ? demanda Mona.
— Les gonds ont été arrachés, mais c’est vers là qu’on va. Bon, voilà, je t’amène directement en bas de l’escalier intérieur et j’attache le bateau au pilastre, comme d’habitude.
Elles avaient atteint le porche. Mona mit les mains sur sa bouche. Elle voulait les mettre sur ses yeux mais elle avait peur de perdre l’équilibre. Elle observa les treilles entremêlées au-dessus d’elle. Il y avait des ronces partout. Il devait y avoir eu des rosiers à cet endroit, autrefois. Des grappes de glycine luisaient dans l’obscurité. Elle adorait la glycine.
Elle n’avait jamais vu de colonnes aussi larges. Comment se faisait-il qu’elles ne se soient pas encore écroulées ? Malgré tous les dessins de cette maison qu’elle avait vus, elle n’aurait jamais imaginé qu’elle fût d’une telle majesté. Le style Renaissance classique dans toute sa splendeur.
Les armatures du porche étaient complètement rouillées et l’énorme trou béant au-dessus de l’entrée aurait pu être un nid entier de blattes. Peut-être que les grenouilles se nourrissaient de blattes ? Leur coassement incessant était bien plus fort que le chant des cigales à La Nouvelle-Orléans.
— Mary Jane, il n’y a pas de blattes, ici, hein ?
— Des blattes ! Ici, y a toutes sortes de serpents très dangereux et des tas d’alligators. Mes chats mangent les blattes.
Elles passèrent la porte d’entrée et, soudain, le grand hall s’ouvrit devant elles, immense, plein d’odeurs de plâtre gorgé d’eau, de colle à papier peint et de bois. Cela sentait le pourri et le marais. L’eau ondulait en reflétant la lumière de la lanterne sur les murs et le plafond.
Soudain, elle vit Ophélie flottant sur l’eau, les cheveux piqués de fleurs.
Derrière une grande porte ouverte, elle aperçut un salon complètement dégradé et, par endroits, des draperies tellement imbibées d’eau que leur couleur d’origine était impossible à discerner. Le papier pendait du plafond en longues guirlandes.
Le bateau heurta le bas de l’escalier. Mona tendit une main vers la rampe, persuadée qu’elle allait céder. Mais non. Heureusement, car une nouvelle vague de douleur la traversa. Elle dut retenir sa respiration.
— Mary Jane, il faut nous dépêcher.
— C’est à moi que tu dis ça ? Je suis morte de trouille.
— Il n’y a pas de quoi. Sois courageuse. Morrigan a besoin de toi.
— Morrigan !
La lueur de la lanterne vacilla puis atteignit le premier étage. Le papier mural était décore de petits bouquets si fanés que seules les parties blanches étaient encore visibles. Le plâtre des murs était tombé par plaques mais on ne voyait pas au travers.
— Les murs sont tous en brique, comme à First Street. T’inquiète pas, dit Mary Jane.
Elle amarrait la pirogue. Apparemment, elles avaient abordé sur une marche. Le bateau s’était stabilisé. Mona s’accrocha à la rampe, aussi effrayée de descendre de l’embarcation que d’y rester.
— Monte l’escalier, je prends les affaires. Tu montes et tu vas tout droit jusqu’au fond pour dire bonjour à Granny. T’en fais pas pour tes chaussures, j’en ai des biens sèches là-haut. Je m’occupe de tout.
Avec précaution, en gémissant un peu, Mona prit la rampe à deux mains et sortit du bateau en se hissant du mieux qu’elle pouvait. Elle se retrouva en sécurité sur la première marche sèche.
Une main sur la rampe, l’autre sur le mur spongieux à sa gauche, elle leva la tête et sentit la majesté de la maison, son odeur de moisi, sa force, son refus obstiné de se laisser engloutir par les eaux.
Massif et solide, le bâtiment avait dû résister longtemps et resterait peut-être pour toujours dans son état présent. En pensant à toute celle vase, au fond de l’eau, Mona se demanda un instant si elle n’allait pas être happée, comme dans les scènes de sables mouvants qu’elle avait vues au cinéma.
— Allez, monte ! l’encouragea Mary Jane, qui avait déjà hissé un sac une marche plus haut que Mona.
Mona commença son ascension. Le sol était bien ferme, et curieusement sec à mesure qu’elle montait. Comme si le soleil parvenait jusqu’ici et asséchait les marches, et les blanchissait, même, comme du bois de flottage.
Elle se retrouva enfin sur le palier du premier et tenta de distinguer le bout du couloir. Il y avait une autre grande porte éclairée par des ampoules fixées sur un entrelacs de fils électriques. On aurait dit une moustiquaire.
Elle fit plusieurs pas en se tenant au mur, qu’elle fut étonnée de trouver sec et dur, puis elle entendit un petit rire venant du fond du couloir. Tandis que Mary Jane remontait avec la lanterne et la posait près des sacs, sur le palier, Mona aperçut un enfant au loin.
C’était un jeune garçon à la peau très sombre, aux grands yeux noirs et aux cheveux noirs et souples. Son visage taisait penser à un petit saint indien. Il l’observait.
— Hé, Benji ! Viens m’aider, grouille-toi, cria Mary Jane.
Le garçon s’approcha nonchalamment. Il n’était pas si petit, en fait. Il avait à peu près la taille de Mona, un peu moins d’un mètre soixante.
C’était l’un de ces magnifiques enfants au sang mêlé : africain, indien, espagnol, français, et peut-être Mayfair. Mona avait envie de toucher sa joue pour voir si sa peau avait la texture qu’elle croyait, c’est-à-dire du cuir très finement tanné. Elle se rappela que Mary Jane avait dit qu’il vendait ses charmes en ville. Soudain, Mona vit une pièce au papier mauve, des lampes aux abat-jour à franges, des gentilshommes décadents, comme oncle Julien, vêtus de blanc et elle-même dans un grand lit en cuivre avec cet adorable garçon.
Folie. La douleur la reprit. Elle faillit s’écrouler sur place. Mais elle se remit en marche. De gros chats à longue queue passèrent en courant près d’elle. Il y en avait au moins cinq.
Le beau garçon aux cheveux brillants était devant elle, deux sacs dans les bras. Tout semblait assez propre, comme s’il avait fait le ménage.
Les chaussures de Mona étaient trempées.
— C’est toi, Mary Jane ? appela une voix. Benji, c’est elle ? Mary Jane !
— J’arrive, Granny, j’arrive ! Qu’est-ce que tu fais ?
Mary Jane dépassa Mona en courant avec la glacière, coudes écartés, ses longs cheveux de lin flottant derrière elle.
— Je suis là, Granny ! dit-elle en disparaissant dans un tournant. Qu’est-ce que tu fais ?
— Je mange des biscuits et du fromage, tu en veux ?
— Non, pas maintenant. Embrasse-moi. La télé est cassée ?
— Non, j’en avais juste marre. Benji a écrit mes chansons pendant que je les chantais.
— Ecoute, Granny, faut que j’y aille. J’ai ramené Mona Mayfair. Faut que je l’emmène dans le grenier. Il y fait plus chaud et plus sec.
— Oui, je t’en prie, murmura Mona.
Elle s’adossa au mur.
Maman, je viens.
Attends, ma chérie, il reste un étage à monter.
— Non, Granny, pas maintenant ! lança Mary Jane en sortant de la pièce les bras tendus pour attraper Mona.
— Allez, on monte !
Au moment où Mary Jane entraînait Mona vers la première marche, un cliquetis et un bruit de frou-frou se firent entendre et une petite bonne femme sortit précipitamment de la pièce du fond. Son visage était froissé comme un vieux chiffon et ses yeux de jais donnaient le sentiment qu’elle avait un caractère agréable.
— Il faut que je me dépêche, dit Mona en se hâtant du mieux qu’elle pouvait. Cet escalier penché me donne la nausée.
— Ce ne serait pas plutôt le bébé ? dit la vieille femme. Benji, monte allumer les lumières, ajouta-t-elle en attrapant Mona avec une poigne insoupçonnée. Pourquoi ne pas m’avoir dit que cette enfant était enceinte ? C’est la fille d’Alicia, celle qui a failli mourir quand on lui a enlevé le sixième doigt !
— Qu’est-ce que vous dites ? demanda Mona en se tournant vers le petit visage ridé comme une pomme. Vous voulez dire que j’avais le sixième doigt ?
— Bien sûr et tu as failli y passer ! Personne ne t’a raconté que l’infirmière t’a fait deux piqûres ? Ton cœur a bien failli s’arrêter et c’est Evelyne qui t’a sauvée.
Benji les dépassa en courant.
— Non, personne ne me l’a raconté. Mon Dieu, le sixième doigt !
— Très bien, ça va t’être utile, dit Mary Jane.
Elles montaient lentement et Mona avait l’impression qu’il restait encore des centaines de marches pour arriver jusqu’en haut, où se tenait la mince silhouette de Benji. Il avait allumé les lumières et commençait à redescendre lentement.
Granny s’était arrêtée au pied de l’escalier. Sa chemise de nuit touchait le sol et ses yeux noirs ne cessaient de bouger, de prendre la mesure de Mona. C’est bien une Mayfair, se disait-elle.
— Va chercher les couvertures, les coussins et tout ça ! ordonna Mary Jane à Benji. Grouille ! Et puis le lait. Benji, n’oublie pas le lait !
— Eh, une minute, cria Granny. Ce n’est pas dans le grenier qu’il faut l’emmener mais à l’hôpital. Où est la camionnette ? Au ponton ?
— Laisse tomber. Elle va accoucher ici, dit Mary Jane.
— Mary Jane ! gronda Granny. Je ne peux même pas monter à cause de ma hanche.
— Retourne dans ton lit, Granny. Et dis à Benji de faire vite. Benji, si tu te grouilles pas, l’auras pas un dollar !
Elles continuèrent de monter, l’air se réchauffant au fur et à mesure.
L’endroit était immense. Même enchevêtrement de fils électriques qu’en bas. Il y avait des malles-cabines et des placards aménagés dans tous les gables, sauf un, qui contenait un énorme lit. Ses montants étaient en bois sombre, comme on en faisait à la campagne, et le baldaquin avait été remplacé par la plus grande moustiquaire qu’elle ait jamais vue et qui masquait l’entrée du gable. Mary Jane la souleva et Mona se laissa tomber sur le matelas.
C’était bien sec. L’édredon de plume s’écrasa agréablement sous elle. Il y avait des coussins partout et une lampe à huile sur le côté. On se serait cru dans une sorte de tente.
— Benji ! Va chercher la glacière !
— Chère, je viens de la mettre sous le porche de derrière, protesta le garçon.
Il avait l’accent cajun, contrairement à la grand-mère. Elle parle à peu près comme nous, songea Mona, juste un peu différemment…
— Vas-y, je te dis !
La moustiquaire retenait la lumière dorée et faisait de ce grand lit un lieu bien isolé. L’endroit idéal pour mourir, mieux que dans l’eau avec les fleurs.
La douleur revint mais, cette fois, Mona était confortablement installée. Qu’était-elle censée faire ? Elle avait lu des trucs là-dessus. La respiration haletante ?
Impossible de s’en souvenir. Elle n’avait pas eu le temps de faire le tour de la question. Mon Dieu, c’était imminent !
Elle attrapa la main de Mary Jane. Allongée auprès d’elle, celle-ci lui tamponnait le front avec un tissu très doux.
— Oui, ma chérie, je suis là. Il grossit de plus en plus, tu sais…
— Elle va naître, murmura Mona. C’est mon bébé. Si je meurs, il faudra que tu le fasses pour moi avec Morrigan.
— Faire quoi ?
— Préparer un lit de fleurs…
— Un quoi ?
— Tais-toi ! C’est très important ce que je te dis.
— Mary Jane ! hurla Granny du bas de l’escalier. Viens là et aide Benji à me porter !
— Tu feras un radeau tapissé de fleurs, dit Mona. De la glycine, des roses et tout ce que tu trouveras dehors. Des iris…
— Oui, oui, et ensuite ?
— Je veux qu’il soit très aérien, très fragile, pour qu’il se détruise petit à petit dans le courant. Et mon corps sombrera dans l’eau, comme Ophélie…
— D’accord, d’accord ! Tout ce que tu veux. Mona, j’ai la trouille, j’ai vraiment la trouille.
— Alors, joue un peu à la sorcière parce que, maintenant, on n’a plus le choix.
Quelque chose se rompit dans son ventre. Mon Dieu, Morrigan était-elle morte ?
Non, maman, mais je viens. Sois prête à me prendre la main. J’ai besoin de toi.
Mary Jane s’était mise à genoux et se tenait le visage à deux mains.
— Mon Dieu !
— Aide-la, Mary Jane ! Aide-la ! hurla Mona.
Mary Jane ferma les yeux et posa les mains sur le ventre rebondi de Mona. La douleur fut à nouveau fulgurante. Mona essayait d’ouvrir les yeux, de voir la lumière et Mary Jane, de sentir ses mains, de l’entendre chuchoter, mais elle souffrait trop. Elle se sentait aspirée par le vide, ou par les marécages.
— Granny, viens nous aider ! cria Mary Jane.
Le trottinement de la petite femme se fit entendre.
— Benji, sors de là ! s’écria-t-elle. Retourne en bas, tu m’entends ?
Les marécages encore. La douleur de plus en plus forte. Rien d’étonnant à ce que les femmes détestent ce moment. Vraiment. C’est insupportable. Aide-moi, mon Dieu !
— Granny, aide-moi. Prends-lui la main. Granny, tu sais ce qu’elle est ?
— C’est un bébé qui marche, ma fille. J’en ai entendu parler toute ma vie mais je n’en ai jamais vu. Ida Bell Mayfair en a mis un au monde, là-bas dans les marais, quand j’étais enfant. On a dit qu’à sa naissance il était plus grand que sa mère et qu’il s’est tout de suite mis à marcher. Grand-père Tobias y est allé et l’a découpé à la hache pendant que sa mère hurlait. Tu n’as jamais entendu parler des bébés qui marchent ? À Saint-Domingue, on les brûlait !
— Non, pas le mien ! gémit Mona.
Elle essaya d’ouvrir les yeux. C’était insoutenable.
Soudain, une petite main gluante prit la sienne. Ne meurs pas, maman.
— Je vous salue, Marie, pleine de grâce, commença Granny, bientôt imitée par Mary Jane, un peu décalée. Vous êtes bénie entre toutes les femmes et Jésus…
— Regarde-moi, maman, murmura une petite voix dans l’oreille de Mona. Regarde-moi. J’ai besoin de toi, aide-moi à grandir…
— Grandis ! crièrent ensemble les femmes. Je vous salue, Marie, pleine de grâce, faites-la grandir.
Mona se mit à rire. C’est ça ! Mère de Dieu, aide mon bébé qui marche !
Mais elle continuait sa chute dans le vide. Soudain, quelqu’un lui prit les deux mains, elle ouvrit les yeux et vit son propre visage au-dessus d’elle. Son visage tout pâle, avec les mêmes taches de rousseur et les mêmes yeux verts et les cheveux roux. Etait-ce elle-même qui venait à son propre secours pour arrêter sa chute, avec son propre sourire ?
— Non, maman, c’est moi. Regarde-moi. C’est Morrigan.
Haletante, elle essaya de reprendre son souffle et de soulever la tête pour toucher la magnifique chevelure rousse. Se soulever juste ce qu’il faut pour… pour loucher son visage et… l’embrasser.